Les violences à l’égard des femmes ne sont que le symptôme d’une société malade dominée par des préjugés et d’un système patriarcal encore prédominant. Mme Nabila Hamza, sociologue, militante féministe et membre du bureau actuel de l’Atfd, nous apporte plus d’éclairage et d’informations. Interview.
Pouvez-vous nous donner une idée sur la violence à l’égard des femmes ?
Même s’il reste difficile de faire un bilan exhaustif des violences faites aux femmes dans nos sociétés, faute de données, tout porte à croire qu’il y a une montée de violence contre les femmes et les filles à travers le monde. Les rapports y liés dans différents pays ont montré une augmentation importante des cas de violence domestique signalés, lors du Covid, aux lignes d’écoute, aux refuges et abris pour femmes et à la police. Les appels aux lignes d’écoute ont également quintuplé dans beaucoup de pays. La Tunisie a, elle aussi, connu une hausse alarmante des violences conjugales pendant la pandémie et les confinements sanitaires successifs qui s’en sont suivis. Les chiffres officiels ainsi que ceux des associations comme l’ATFD attestent d’une augmentation fulgurante du taux de prévalence. Les signalements d’agression contre les femmes ont été multipliés par cinq durant cette période, par rapport à 2019.
On remarque également une multiplication des féminicides au cours des dernières années. Rifka, Rahma, Amira, Asma, Arem et bien d’autres encore…, tout récemment le meurtre horrible d’une mère de famille, brûlée vive par son mari, douanier, dans la ville du Kef. Tous ces féminicides sont révélateurs de défaillances de l’Etat à protéger les femmes, malgré l’adoption de la loi 58. Ils témoignent des déficits et carences du dispositif judiciaire et du processus de protection des femmes en situation de péril imminent. Ceci étant, les violences à l’égard des femmes sont des signes avant-coureurs qui demandent une réaction rapide de la part des autorités et de la justice pour mettre les victimes à l’abri. Lorsque les agents de police sont mal formés, les centres d’hébergement d’urgence sont insuffisants et manquent de moyens, et quand le ministère de tutelle n’est pas suffisamment réactif face à l’ampleur des violences, les femmes deviennent des proies faciles de la misogynie. Car c’est bien de cela qu’il s’agit, les féminicides sont des meurtres de femmes à caractère misogyne, qu’on a tendance à designer sous des expressions comme « crime d’honneur » ou « crime passionnel », qui servent d’excuse et de paravent à une violence calculée et cynique, une violence s’appuyant sur tout un système de pensée qui convainc un homme qu’il vaut plus qu’une femme. Parler de crime passionnel pour un féminicide est hallucinant. Il n’y a pas de crimes passionnels mais des crimes obsessionnels.
Que révèlent ces formes de violence ? Elles sont dues à quoi ?
Les violences à l’égard des femmes peuvent prendre des formes très diverses, mais les violences les plus récurrentes de par le monde sont : violences domestiques (coups, violences psychologiques, viol conjugal, féminicide), harcèlement ou agression sexuelle (viol, avances sexuelles non désirées, harcèlement dans la rue, cyber-harcèlement), mariage précoce et forcé, mutilations génitales féminines et trafic humain (esclavage, exploitation sexuelle). Ces violences constituent la manifestation la plus évidente et la plus aiguë de l’inégalité homme-femme. Elles sont clairement liées à la prédominance du système patriarcal qui se traduit par la domination des hommes et la subordination des femmes. Les violences envers les femmes n’en sont que le symptôme. Mais la maladie vient de la société, de ses préjugés et du système patriarcal dans son ensemble. C’est pourquoi, même si les lois sont très importantes pour prévenir, réprimer et sensibiliser, elles restent insuffisantes pour éradiquer la violence de genre. La politique de prévention passe nécessairement par une action contre le patriarcat et les stéréotypes sur les femmes. C’est quelque chose de plus global qui implique l’ensemble de la société.
Comment faire pour éradiquer ce phénomène ?
Voilà une question à laquelle il me semble très difficile de répondre. Tout simplement parce que nous ne disposons pas de données statistiques et d’enquêtes de victimation, sur lesquelles on peut s’appuyer pour espérer répondre à cette question. Observer l’évolution de la violence à l’égard des femmes sur des années ou des décennies suppose, d’une part, de disposer d’indicateurs pour recenser les actes de violence (tels que les féminicides, les coups et blessures, les viols, les violences sexuelles) et, d’autre part, d’une continuité statistique permettant une étude sur le temps long. Ce qui est compliqué et qui n’est pas disponible chez nous aujourd’hui.
Nous ne disposons pas d’enquêtes scientifiques fiables pour déterminer l’état de la violence à l’égard des femmes en Tunisie. Un observatoire national de lutte contre la violence à l’égard des femmes a déjà été mis en place en 2020, mais qui, à ce jour, n’est pas encore fonctionnel. Il n’y a pas de remontées d’information sur le sujet et d’enquêtes de victimation régulières, puisque la dernière enquête faite par le Credif sur les violences dans l’espace public datait de 2017 et que celle relative aux violences dans l’espace privé remonte à 2010. Cette question pose donc un véritable problème de recherche et de continuité statistique.
Ce qui est par contre certain, c’est que la parole des femmes s’est libérée un peu partout dans le monde grâce à l’immense travail déployé par les féministes, dont les victimes sont plus nombreuses et plus promptes à dénoncer leurs agresseurs et à porter plainte aujourd’hui qu’il y a 20 ou 30 ans, et que cela va forcément se traduire par une hausse des enregistrements de faits violents du côté des institutions (police, hôpitaux, ligne verte) et des associations. Il y aussi une plus grande médiatisation du sujet par les médias classiques et notamment via les réseaux sociaux et ceci a joué un rôle considérable. La chape de plomb est définitivement levée grâce au travail des associations féministes et des mouvements de dénonciation collectifs comme «Me Too» et la déferlante de témoignages concernant les milieux professionnels dans nombre de pays. C’est un mouvement sociétal massif qui, à mon avis, ne va pas s’arrêter là.
Vous êtes membre de la coalition internationale « Every Women Every Where ». Quels en sont les objectifs?
Il s’agit d’une coalition mondiale de plus de 1 700 défenseuses et défenseurs des droits des femmes dans 128 pays, qui militent pour la promulgation d’un nouveau Traité mondial, spécifique et juridiquement contraignant, visant à mettre fin à la violence contre les femmes et les filles et qui viendrait combler une lacune reconnue depuis longtemps dans le droit international.
En effet, à l’heure actuelle, il n’existe pas au niveau des Nations unies d’instruments internationaux spécifiques sur la violence à l’égard des femmes. En conséquence, environ 75 % des femmes dans le monde n’ont pas accès à une convention qui traite expressément de la violence sexiste. Il existe, certes, des instruments régionaux sur la question, à savoir la Convention de Belém do Pará des Amériques, le Protocole de Maputo en Afrique et la Convention d’Istanbul en Europe. Toutefois, la mise en œuvre de ces accords est loin d’être respectée et leurs normes et définitions ne sont pas toujours claires, ce qui signifie qu’ils n’offrent pas suffisamment de protection et recours aux survivantes et aux victimes. Par ailleurs, la Convention des Nations unies sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (CEDAW) ne contient pas de dispositions juridiquement contraignantes sur le sujet, à part les articles sur le mariage forcé et la traite des personnes. Tous ces mécanismes sont donc loin de répondre à l’ampleur du phénomène et aux besoins des femmes et des filles victimes de violence.
Ce nouveau Traité mondial obligerait donc les gouvernements à prendre et mettre en œuvre un ensemble de mesures, dont la réforme du droit, la formation des policiers, des juges, des infirmières et des médecins, l’éducation à la prévention, les services aux survivantes et le financement. La mise en œuvre de ces interventions serait soumise à un contrôle et à une évaluation régulière. Ce nouveau traité constituerait également un grand soutien aux militantes des droits des femmes.
Que pensez-vous de la loi 58 adoptée en Tunisie?
L’adoption de la loi n° 2017-58 représente incontestablement une avancée dans la lutte contre les violences à l’égard des femmes… Car cette loi a non seulement permis de lever un tabou en reconnaissant l’existence de la violence de genre qui, faut-il avouer, a été longtemps niée, occultée, voire justifiée et excusée, mais plus concrètement, celle-ci a permis de modifier les dispositions les plus rétrogrades du code pénal en supprimant l’impunité des auteurs de violence sexuelle soit par le mariage à leur victime, soit par le retrait de la plainte, soit encore par le simple déni de l’inceste. Outre l’incrimination des diverses formes de violence à l’égard des femmes à caractère physique, moral, sexuel ou économique, le texte étend son champ d’intervention à la prévention, la protection, la punition des auteurs, la prise en charge des victimes (les femmes, les enfants victimes directes ou indirectes).
Cette loi, qui est, je le rappelle, le fruit de décennies de luttes des associations féministes et notamment de l’ATFD dans le cadre de la Coalition Nationale Contre les Violences (CNAV), représente également un cadre juridique important pour le travail de plaidoyer et de monitoring des associations féministes. Toutefois et malgré ces avancées, la lutte contre les violences faites aux femmes marque le pas et présente nombre de défaillances faute de budget, de volonté politique et de stratégie claire de lutte contre les violences de genre. Les violences ne sont pas une fatalité, nous pouvons réagir et le gouvernement se doit d’agir pour protéger les femmes victimes de violence et prévenir l’augmentation de ces violences. Il est impératif de mettre au point des moyens d’intervention simples, efficaces et rapides, pour venir en aide aux femmes victimes de violence, dont la multiplication des centres d’hébergement pour les victimes et leurs enfants, et la mise en place de permanences pour leur orientation et leur accompagnement psychologique et juridique. Les mesures ne peuvent reposer uniquement sur les bonnes volontés et la société civile, comme c’est pratiquement le cas à l’heure actuelle.
Mais, il y a, quand même, des femmes bien placées dans des postes politiques, n’est-ce pas?
Il ne suffit pas de nommer une femme à la tête du gouvernement pour parler d’avancées en matière de participation politique des femmes. La Tunisie occupe encore la 69e place dans le monde à ce niveau. Le parlement qui a été dissous, disposait d’une présence féminine de 26.3 % et tout laisse à croire que le nouveau mode de scrutin, choisi par le Président de la République, va immanquablement avoir des effets négatifs sur la représentation politique des femmes. Les premiers communiqués de l’Isie, concernant les dossiers de candidatures déposés pour les législatives, annoncent seulement 117 dossiers appartenant à des femmes, sur un total de 891, soit moins de 15%. C’est là une véritable régression dans le domaine des libertés et des droits des femmes, à laquelle nous assistons aujourd’hui avec la nouvelle constitution et la loi électorale, qui bannit la parité entre les hommes et les femmes pour les candidatures aux élections, un des acquis du mode de scrutin antérieur et qui a été décisif pour imposer la femme dans le milieu politique. Il ne reste aux femmes qui veulent encore s’intéresser à la vie publique que des miettes, dont le choix de parrainer leurs candidats masculins.
Nous vivons dans un contexte, qui est à la fois très préoccupant pour les droits des femmes, mais qui est aussi porteur en termes de résilience et de mobilisation citoyenne. Car je crois fort que c’est dans la merveilleuse force de mobilisation du mouvement féministe tunisien que réside aujourd’hui la chance de sauver la démocratie et faire front aux backlash, à l’injustice et aux forces de la régression. Avancer pour ne pas reculer: c’est cela le combat pour les droits des femmes.
Merveille baende
3 mars 2023 à 12:26
Merci beaucoup et félicitations pour le travail . personnellement je suis touchée par l’article sur les violences faites aux femmes, je crois que la lutter continue tant nous serons pas encore satisfait.
Baende merveille
3 mars 2023 à 12:27
Grand merci et félicitations pour le travail, je crois nous allons toujours continuer avec la lutter tant que nous sommes pas encore satisfait.